« Cabanes de luxe », séjours de « glamping », ou plus généralement « logements insolites », nos contrées wallonnes semblent depuis quelques temps être la proie d’un phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur : l’installation ici et là d’ensembles d’hébergements voués à la location, revendiquant un certain niveau de standing tout en se parant des plus beaux atours du développement durable, d’un « retour à la nature », voire d’une certaine frugalité. Les investisseurs à la manœuvre viennent semer leurs petits à Herbeumont, à Durbuy, à Faulx-les-Tombes, ou encore à La-Roche-en-Ardennes, des localités connues et reconnues pour la qualité de leur environnement naturel. Mais ces incursions ne se font pas sans remous : malgré leurs promesses d’intégration paysagère, ces logements et leurs installations modifient en effet la nature environnante de façon parfois irréversible et les locaux ne voient pas toujours d’un bon œil ces investissements allochtones venus grignoter des parties de leur localité dans le seul et unique but de réaliser un profit économique, investissements qui sont de surcroît susceptibles de déstructurer non seulement le milieu naturel, mais également la sociabilité, le tissu local.
Ainsi, ce développement, qu’on pourrait associer à un mouvement de marchandisation de la ruralité et de ses traits caractéristiques – à la fois réels et fantasmés – ne va pas sans provoquer certains contre- mouvements (au sens de Karl Polanyi) : des résistances locales en réaction à ces installations s’organisent ; elles usent des outils juridiques et politiques à disposition – enquête publique, rapport d’incidences environnementales, intervention au conseil communal, etc. – comme autant « d’épreuves » pour contraindre les projets des investisseurs, les limiter, voire leur faire faire machine arrière.
Après avoir apporté quelques éléments de contexte, je tenterai ici de regrouper diverses occurrences de ce type de projets dans le paysage wallon et d’en décrire les caractéristiques communes pour tenter de dessiner à grands traits les contours de ce qu’on pourrait considérer comme un modèle type : qui porte et soutient ce type d’investissements immobiliers ? Quels en sont les traits ? Pour quelle cible économique ? Quels registres de justification sont utilisés pour convaincre, d’une part la cible économique, d’autre part les autorités politiques, et plus généralement les populations locales ? ; je tâcherai également d’aller au-delà des critiques portées par les associations de terrain en inscrivant le phénomène dans une évolution à plus long terme de nos économies occidentales, caractérisées par l’émergence de ce que les sociologues français Luc Boltanski et Arnaud Esquerre nomment « économie de l’enrichissement » |1| ; enfin, en tenant compte de tous ces éléments, j’essaierai de saisir la teneur de ce qui se joue pour nos territoires ruraux dans un contexte plus général de rurbanisation.
LES ZONES RURALES DE WALLONIE : NOUVEL ELDORADO POUR LES INVESTISSEURS
Dans les villages de l’Ardenne belge, la tendance depuis quelques années déjà est à l’acquisition d’habitations par des individus venus majoritairement du nord du pays, au point que la région devient une sorte d’Eldorado de la seconde résidence. En témoignent certains chiffres |2| : sur une période de vingt ans – entre 1999 et 2019 – le nombre d’habitants à Ronzon, hameau de la commune de Rendeux, est passé de 99 à 104 alors même qu’on observe un développement important du bâti ; du reste, au sein de la commune de Rendeux elle-même, presque la moitié des logements sont désormais des secondes résidences. Ces deux exemples, assez remarquables, n’épuisent pourtant pas la réalité du phénomène : d’autres villages du sud du pays rencontrent des situations similaires. La conséquence : les prix de l’immobilier augmentent, de plus de 25 % en cinq ans, selon le baromètre des notaires |3|.
On observe toutefois un phénomène nouveau. À cet essor des résidences secondaires – qui se révèle être déjà parfois la source de tensions entre premiers installés et résidents à titre secondaire – on constate un peu partout l’éclosion de ce qu’on appelle désormais des « logements insolites », un terme générique un poil énigmatique renvoyant à toutes sortes de nouvelles constructions allant des « cabanes de luxe » dans les arbres en zones forestières aux « tipis » ou « chalets de trappeurs » venus agrémenter les campings existants.
Tous ces nouveaux hébergements, bien que différant par leurs proportions et l’ambition de leurs investisseurs, semblent participer d’un même mouvement : celui d’une appropriation ou d’une utilisation privée de territoires au sein de zones de loisir, naturelles ou rurales, en Wallonie, dans le but d’y faire construire des logements atypiques (ou dont le caractère typique est considéré comme tel) lesquels sont in fine mis en location – soit directement, soit via des sociétés gestionnaires – à des particuliers venus chercher confort et tranquillité le temps d’un (très) court séjour.
Pourquoi tant d’investisseurs, souvent issus du nord du pays ou étrangers, semblent-ils à ce point intéressés par nos territoires wallons ?
« TOURISME DE PROXIMITÉ » : À LA RECHERCHE DU GRAND AIR !
Même s’ils ne sont pas encore suivis de grandes transformations législatives – comme une taxation sur le kérosène – les discours quant aux conséquences pour l’environnement des trajets et des voyages en avion font leur petit bonhomme de chemin. Globalement, on peut observer
– sans doute davantage dans certaines catégories de la population que d’autres – une aversion croissante pour les trajets en avion, plus particulièrement pour ceux paraissant illégitimes en regard de la distance parcourue ou de la raison première du voyage |4|. Cette aversion a pour corollaire un goût de plus en plus prononcé et partagé pour des voyages et vacances dont la destination nécessite un trajet plus modeste, raison- nable, utilisant des modes de transport considérés comme plus « doux », notamment le train ; et ces choix font petit à petit émerger une pratique touristique alternative : le « tourisme de proximité ».
Parallèlement à cette tendance, les confinements successifs ayant suivi la pandémie de Covid-19 ont à la fois durci et mis en lumière les conditions de vie de certain·e·s citadin·e·s, pris·e·s au piège entre quatre murs, parfois sans accès à un espace extérieur privé, pour qui il est rapidement devenu impératif de « trouver refuge » loin de la ville et de ses espaces exigus, sources de contraintes physiques et mentales. Cette pandémie a également participé au renforcement d’une autre tendance déjà à l’œuvre : une préoccupation grandissante pour la forme physique, aboutissant à la diffusion d’une série de nouvelles normes et recommandations en matière de santé individuelle, qui peut s’observer par la prolifération de lieux (salles de fitness, espaces fitness dans les parcs), d’outils (articles de sport et de fitness individuels, qui font désormais partie intégrante des catalogues des grandes enseignes) et de dispositifs, numériques notamment (les smartwatches, les applications dédiées), au sein de nos quotidiens.
Or, si la ville possède tous les équipements nécessaires pour répondre à ces nouvelles normes, elle pâtit aussi de sa mauvaise réputation en termes de pollution de l’air, tout particulièrement par le taux de particules fines présentes dans l’atmosphère ou par le dioxyde d’azote – ou NO2 – libéré par les gaz d’échappement des véhicules et qui provoque régulièrement des épisodes de « smog » ou pics de pollution |5|.
Les paysages accidentés des zones rurales du sud du pays ainsi que l’éventail d’activités sportives et de plein-air qu’il est possible d’y pratiquer, confèrent donc à ce milieu une attractivité certaine, ce qui peut – au moins en partie – expliquer cet engouement des investisseurs et des touristes d’un jour (ou deux).
« LOGEMENTS INSOLITES » : PETIT INVENTAIRE
Ce terme de « logements insolites » renvoie à des réalités très différentes, mais on peut constater que certains éléments reviennent et se déclinent systématiquement ; identifier et rapprocher ces éléments permet de dresser, d’imaginer le portrait d’une sorte de modèle-type. Petit inventaire (non exhaustif)…
À Faulx-les-Tombes, la société hollandaise Europarcs – qui possède déjà trois parcs de vacances en Belgique, à Mol, Zutendaal, et Durbuy – a racheté le camping de La Cascade et a retiré les caravanes résidentielles dans le but de les remplacer par des bungalows et des « hébergements insolites », sur le même modèle que ses parcs précédents. Des tentes sur pilotis « un peu à la façon des trappeurs canadiens », des « cabanes de bûcherons », ou encore des « wigwams britanniques », pro- poseront ainsi un séjour de « glamping » – contraction de glamour et de camping. D’autres infrastructures, tel un restaurant gastronomique, sont également prévues.
À Antoing, le projet « Your Nature » propose une « évasion sans compromis » au sein de ses « ecolodges », sur un vaste domaine de deux cent quatre-vingt hectares se situant dans le Parc Naturel des Plaines de l’Escaut et appartenant à la famille princière de Ligne-la Trémoïlle. L’« Eco-Resort », exploité par la société Peronnes Invest |6|, comprend restaurant et bar lounge, piscines intérieure et extérieure chauffées. L’entreprise, qui semble en difficulté – elle a annoncé une faillite fin 2023 – s’est alliée au réseau européen de villages de vacances Landal et prévoit la construction de deux cent nouveaux logements, bien que quarante des cent quatre-vingt cabanes de la première salve n’aient pas encore trouvé acquéreur.
Le réseau Landal Greenparks justement n’en est pas à son coup d’essai en Wallonie, puisqu’il gère également des villages de vacances « orientés nature » à Poix Saint-Hubert, Neufchâteau, Trois-Ponts, ainsi qu’à Froidchapelle ; villages qui proposent eux-aussi leur lot de « logements insolites ».
À Rome, non loin de Durbuy, le parc Adventure Valley, issu du rachat de Durbuy Adventure par le célèbre investisseur flamand Marc Coucke et de la fusion avec La Petite Merveille de son désormais associé Bart Maerten, comporte en son sein un domaine de logements « glamping ». Baptisé Greenfields, il dispose d’un restaurant, d’un bar, d’une piscine chauffée, et d’une dizaine de « tentes de charme » à thème, par exemple la tente Bali (!?) où se côtoient éléments de mobilier moderne à la suédoise et décorations issues d’un imaginaire africain qu’on devine un peu suranné, voire carrément stéréotypé (djembés, impression de guépard).
Entre Houffalize et La-Roche-en-Ardennes se sont installées les cabanes du domaine de Rensiwez. L’investisseur, Olivier Berghmans, affiche ses engagements en matière de développement durable : le projet participe au maintien de la biodiversité sur le territoire occupé par les cabanes. Mais, en tirant un peu le fil, on découvre que ces engagements sont le résultat de négociations suite au recours en annulation introduit au Conseil d’État par l’association Natagora, qui dénonçait alors les impacts irréversibles sur les espèces fréquentant la zone Natura 2000 dans laquelle ces cabanes – dont l’installation est faite par hélitreuillage ! – prennent place.
Les cabanes de Dolimarts, du même investisseur, se sont installées à la frontière française, dans la commune de Vresse-sur-Semois : « Une nature d’exception », « un lieu chargé d’histoire », deux arguments mis en avant sur chaque site. Cet ensemble se situe lui aussi en bordure d’une zone Natura 2000.
Sur un site à Hôyemont, un ensemble de logements de type « village de vacances de grand luxe », porté par le promoteur Vergauwen Estates, est en projet. Vingt-cinq villas quatre façades de résidences secondaires sont prévues. Elles se vendraient autour des 500.000 € chacune, et le projet prévoit la construction d’un bâtiment d’accueil, d’un parking soixante places, d’une zone récréative, de sentiers carrossables.
Dans le hameau de Borzée (La-Roche-en-Ardennes), le groupe de gestion immobilière Lamy, qui détient entre autres un Hotel Wellness et des villas de luxe au bord des Lacs de l’Eau d’Heure, développe le projet « Anatura Ardennes » |7| : un ensemble de quatre-vingt « villas de standing » destinées à la mise en vente en tant que secondes résidences, accompagnées d’un centre pour séminaires ainsi que de… logements insolites. Le projet se targue d’être « 100 % éco-responsable » – sans cependant préciser en quoi – et propose une « véritable expérience en plein cœur de la nature ». Dans sa brochure de présentation, le groupe annonce « choisi[r] d’implanter ses domaines de vacances dans des régions d’exception, à haute valeur touristique et environnementale ».
On pourrait également citer, pour l’exemple, la coopérative « Mon lit dans l’arbre » qui a reçu le soutien de W.Alter – anciennement Sowecsom – organisme de financement des entreprises d’économie sociale sur le territoire wallon, par un apport de 200.000 euros au projet (qui a lui récolté 280.000 euros via le financement des coopérateurs), pour la construction d’une petite dizaine de cabanes à Martilly.
On le voit : les exemples ne manquent pas. Et il en existe bien d’autres encore, à tel point qu’il serait difficile de tous les faire tenir dans les limites de cet article |8|. Comment ces hébergements touristiques créent-ils de la valeur autour d’habitats, d’apparence si ordinaire et accessible, que sont les cabanes dans les arbres ou les tentes dans des camps ?
RETOUR AUX SOURCES… DU PROFIT
Malgré une diversité apparente, on remarque une certaine cohérence dans les éléments discursifs utilisés pour « faire parler » ces projets. Ainsi, l’idée d’un retour à une « nature première » construite en opposition, voire comme une solution, à la vie tumultueuse et intranquille des villes revient systématiquement, qu’il s’agisse de magnifier l’environnement naturel immédiat de ces logements, présenté comme luxuriant et sauvage, d’évoquer un état premier de la socialisation, une sorte de retour à l’innocence de l’enfance à travers l’image mythifiée de la cabane dans les arbres |9|, ou encore de mettre l’accent sur des activités dont la simplicité et le plaisir immédiat rappellent invariablement les jeux d’enfants d’autrefois. Mais un second discours est également à l’œuvre et crée un contraste légèrement discordant. C’est là tout l’intérêt de l’analyse de ce phénomène : certes, l’idée est bien de s’immerger dans une « nature première », mais pas question ici de renoncer à un peu de confort, bien au contraire. Vantant le luxe et le standing des installations matérielles qui agrémentent ces logements – literie de luxe, coupe de champagne, sauna, bain à bulles, piscine chauffée, bref : tous les éléments « cocoon » et « bien-être » possibles – les promoteurs n’ont de cesse de rassurer les touristes de passage : en aucune façon il ne s’agira de délaisser ses habitudes et son confort moderne pour bénéficier de cette « pause nature ». On le voit : on est loin de l’imaginaire habituel des tentes et des cabanes en pleine nature où un humain livré à lui-même doit se dépatouiller pour trouver son repas du soir.
Mais rentrons davantage dans l’analyse de ces éléments. Le premier, relatif à la sphère extérieure, s’appuie sur une image romantisée de la nature environnante, une nature présentée comme intacte, voire sauvage (alors même que, paradoxalement, ces projets viennent sinon dégrader du moins modifier l’environnement autour d’eux) ; le second élément concerne la sphère intérieure : il recourt à la figure de l’exotisme, qu’il soit économique – comme c’est le cas des installations dites « de luxe » dont bénéficient certains logements, garantissant aux clients une échappée hors de leur train-train quotidien pour s’accorder un moment de bien-être – ou plutôt culturel, comme c’est le cas pour ces « tipis » dont l’aménagement intérieur est censé conférer la possibilité de vivre une certaine « expérience africaine »… En résulte une sorte d’hybridation légèrement grinçante entre désir de sortir de chez soi, du quotidien, tout en s’accrochant à un confort mondain ; entre désir de retrouver une nature « primitive » mais comme « augmentée » de tout un tas d’installations de luxe ; bref : on oscille entre « abri-cabane » et « maison-écrin ».
Le terme générique « insolite » qualifiant ce type d’hébergements – lesquels, on le sait, dans la pratique habituelle, renvoient à des manières de vivre et à un état considéré comme sobre, primitif – laisse bien entrevoir à qui s’adresse ce type de services. Évoquant l’inattendu, l’étonnement, voire l’étrangeté, ce terme creuse l’écart avec les usages ordinaires des tentes et des cabanes – que l’on pense aux cabanes de fortune des zadistes, aux habitats temporaires des « résidents permanents » |10|, ou encore aux Tiny Houses, initialement créées pour répondre aux situations précaires vécues par les populations américaines suite aux crises économiques ou aux catastrophes environnementales – et souligne l’exotisme que viennent y chercher des catégories aisées de la population. À travers notamment l’utilisation de termes connotant un certain embourgeoisement, tels « glamping », « tentes de charmes », « cabanes de luxe », etc., tout un imaginaire est ainsi invoqué pour transfigurer ces habitats usuellement associés à la sobriété et à la fonctionnalité.
Mais, on va le voir, cet embourgeoisement est loin d’être un phénomène anodin, réductible à quelques occurrences éparses et circonscrites.
« ÉCONOMIE DE L’ENRICHISSEMENT » : UNE ÉVOLUTION STRUCTURELLE DE NOS ÉCONOMIES OCCIDENTALES
Dans leur ouvrage Enrichissement. Une critique de la marchandise, les sociologues français Luc Boltanski et Arnaud Esquerre observent et théorisent les traits d’une nouvelle sphère de l’économie qui s’instaure progressivement dans les pays occidentaux et qu’ils nomment « économie de l’enrichissement » ; celle-ci est caractérisée comme une « réorientation économique des pays d’Europe de l’Ouest […] vers l’offre de biens susceptibles de satisfaire les demandes des riches ou des très riches du monde entier » |11|, catégories de la population dont la part a considérablement augmenté ces dernières décennies |12|.
Le terme « enrichissement » doit être ici compris dans une double acception. La première renvoie à un processus d’enrichissement de lieux, de territoires, de marchandises, c’est-à-dire à une augmentation de leur valeur économique, par le biais notamment de réhabilitations, de créations d’activités, de mises en récit, ou de reconnaissances symboliques (comme les appellations officielles) ; la deuxième renvoie à l’enrichissement global de l’économie, au sens où celle-ci se tourne davantage vers les plus riches, vers leurs besoins, leurs attentes et leurs goûts.
Les évolutions du secteur culturel, du secteur touristique, de l’industrie du luxe, ou encore la patrimonialisation, sont autant d’exemples relevés par les sociologues illustrant cette nouvelle phase de l’économie sur le territoire français, phase qui se substitue à l’économie industrielle, dont la production s’est délocalisée et qui avait pour fonction de produire des marchandises standardisées pour le plus grand nombre.
Concrètement, il s’agit donc d’une nouvelle manière de produire de la richesse, en revalorisant notamment des objets ou des lieux déjà-là, déjà produits, en tirant parti de l’histoire, du passé. C’est par exemple le cas de choses qui font l’objet de collections, ou d’objets qualifiés de vintage. C’est également le cas du « luxe à la française » qui capitalise sur la construction historique d’une représentation identitaire valorisée du savoir-faire national, et qui tire parti des secteurs culturels et touristiques pour faire croître la valeur de ses marchandises.
Attractivité des territoires à l’ère néolibérale : la conjonction des champs politique et économique
Prenant acte de cette évolution structurelle des économies occidentales, le secteur touristique devient donc une préoccupation majeure pour les décideurs politiques, ce qu’illustre bien la notion « d’attractivité » des territoires. C’est à cet endroit que se réunissent les champs économique et politique, dont les agents respectifs s’offrent mutuellement des opportunités.
La Région wallonne et son récent Code du Développement Territorial (CoDT) font état de cette volonté nouvelle de mettre en valeur – au sens symbolique mais aussi économique – les zones possédant des qualités intrinsèques susceptibles de rendre le territoire « attrayant », c’est-à-dire, in fine, rentable. C’est notamment le cas des forêts, comme le souligne Céline Gautier, journaliste pour Médor, dans un article de 2021 relatif au projet de cabanes à Herbeumont : « Celles-ci ne sont plus vues uniquement comme des rangées de troncs destinées à l’exploitation mais comme un patrimoine naturel, à même de remplir des fonctions commerciales, environnementales et sociales. C’est dans ce contexte de promotion du tourisme vert que le CoDT a ouvert la possibilité de construire des hébergements de loisir temporaires (donc démontables), à la lisière des zones forestières, où les constructions sont en principe interdites » |13|. Les autorités publiques ouvrent donc la voie aux investisseurs privés qui n’ont plus qu’à s’immiscer dans les nouveaux interstices juridiques créés – quand la demande ne vient pas de l’autorité publique elle-même, qui traduit alors celle-ci par la forme du partenariat public-privé en vogue dans les politiques d’urbanisme contemporaines.
Dans certains territoires disposant des traits caractéristiques nécessaires, une véritable « mise en tourisme » est donc opérée, par la rencontre des intérêts respectifs des autorités locales et de certains acteurs économiques. Ce procédé ne va pas sans le mouvement opposé qu’il entraîne : une baisse de l’attractivité – relative – d’autres zones environnantes, dont les activités n’épousent pas ou peu les tendances contemporaines du champ économique – ce qui pose évidemment la question des gagnants et des perdants de cette nouvelle phase de l’économie.
VERS UN « ENRICHISSEMENT » DES ZONES RURALES WALLONNES ET DE LA RURALITÉ ?
En l’inscrivant dans un mouvement plus global, historique, de transformation de nos économies occidentales, le recours à la thèse de l’« enrichissement » permet de rendre compte du phénomène dans son ensemble, c’est-à-dire non seulement du développement, dans leurs multiples déclinaisons, de ce type d’hébergements touristiques dits insolites dans les zones rurales wallonnes, mais également des pratiques d’appropriation de territoires et de réappropriation d’imaginaires (notamment, dans ce cas, d’un imaginaire lié à la ruralité) par des catégories aisées de la population. Par là, les territoires, les objets et les imaginaires se trouvent « enrichis », au sens que nous venons de préciser ; il est clair que la généralisation de ce processus est susceptible de transformer durablement le paysage rural.
Ce phénomène d’installation de « cabanes dans les arbres » et autres « logements insolites » semble de mon point de vue relever de la sphère de l’économie de l’enrichissement : l’idée est bien de procéder à une mise en valeur de ces hébergements qui permet, en les distinguant des mêmes logements à l’état ordinaire, de les « enrichir », de faire gonfler leur valeur économique et, partant, de les adresser à une cible économique plus aisée. Ces hébergements sont donc à la fois enrichis physiquement, en ajoutant à leur caractère somme toute sommaire des installations dites « de luxe », et symboliquement, par le biais d’une mise en récit qui parvient – dans ce cas par le recours à l’idée d’une nature primitive et à un certain exotisme – à créer des différences, des distinctions qu’il est alors possible de valoriser économiquement. C’est sur ces éléments que l’investisseur à la base des cabanes des domaines de Rensiwez et de Dolimarts s’appuie – un peu paradoxalement |14| ; plus précisément sur l’histoire des lieux, sur le caractère reconnu et certifié des zones Natura 2000 aux abords desquelles se dressent ses hébergements, sur leur insertion dans un Parc Naturel, pour accroître la valeur et l’attractivité de ces derniers. En ce qu’ils revalorisent un abri d’autrefois, à la fois parce que ce dernier est effectivement le fait de cultures et de pratiques passées, mais peut-être aussi parce qu’il renvoie à des imaginaires enfantins rendus inaccessibles aux adultes citadins d’aujourd’hui, conjugué à un environnement présenté comme une sorte de « nature originelle » désormais perdue, ces projets d’hébergements tirent bien une partie de leur substance économique du passé, d’un déjà-là.
De l’observation de ces différents cas, on pourrait conclure que, de la même manière que chez nos voisins français le secteur touristique et l’industrie du luxe sont les deux faces d’une même pièce, en Wallonie, le secteur touristique et le milieu naturel (mis en tourisme par les autorités publiques et par le secteur des activités outdoor) sont indissociables au sein de nos territoires wallons, chacun participant à nourrir les profits de l’autre. À ce titre, la ville de Durbuy fournit un exemple particulièrement probant : les investissements tous azimuts de Coucke et associés alimentent un écosystème complexe qui s’adresse de plus en plus aux catégories aisées de la population. Secteur touristique (hébergements insolites, hôtels du centre historique), dont les activités outdoor (clubs de golf, parc d’activités sportives, kayaks, labyrinthe, etc.), secteur culturel (studio d’enregistrement dans une villa réaménagée, festival, musée d’art contemporain), secteur de la restauration (restaurants gastronomiques dans le centre historique), immobilier (agence immobilière et parc immobilier de villas de vacances), finissent par s’auto-alimenter et tourner en vase clos. La boucle est bouclée.
CONTRE-MOUVEMENTS
Des voix s’élèvent cependant pour tenter de barrer la route à ces projets de « logements insolites ». Elles dénoncent les destructions locales – tant sur le plan social qu’environnemental – qu’ils entraînent et décapent le vernis vert sapin – entendre : le recours systématique au registre du développement durable – qu’utilisent les investisseurs pour tenter de légitimer leurs installations. Parfois, ces voix résonnent, se font entendre… et obtiennent gain de cause.
Ainsi, à Herbeumont, le collectif « Caba-NON ! » s’est imposé face à l’homme d’affaires flamand Jozef Lauwers, bien connu des locaux, qui avait déposé un permis pour une vingtaine de « cabanes de luxe sur pilotis ». L’association d’habitant·e·s a fait circuler une pétition qui soulignait les conséquences pour l’environnement naturel et économique local. Le permis d’urbanisme a été refusé en 2021 par le ministre de l’Urbanisme et de l’Aménagement du Territoire. D’autres collectifs, dans d’autres communes, produisent et relaient de l’information concernant ce grignotage de territoires, et saisissent le politique pour faire valoir les positions des locaux, avec plus ou moins de succès |15|.
Il importe de reconnaître tout le mérite de ces individus et collectifs qui font usage de leurs compétences citoyennes et politiques pour s’opposer à ces projets, malgré des rapports de force souvent déséquilibrés ; il me semble néanmoins important de relever que ces critiques, en se bornant la plupart du temps au respect de l’application des règles juridiques en matière environnementale, passent à côté de ce qui se joue plus subrepticement dans la généralisation de ce phénomène et dans l’appropriation des zones rurales. Le processus plus global que met en évidence la thèse de l’« économie de l’enrichissement » permet de prendre toute la mesure et la portée de ce développement d’hébergements insolites, tant sur les territoires que sur les imaginaires, et peut servir à réarmer cette critique, à lui donner plus d’épaisseur et de largeur.
CONCLUSION
En généralisant un peu cette analyse, on pourrait appréhender ce phénomène comme la globalisation de l’économie de l’hébergement touristique : alors que celle-ci fonctionnait essentiellement (et fonctionne encore par endroits) sur des bases locales et familiales, le « tourisme de proximité » est désormais progressivement pris en main par de grandes entreprises gestionnaires nationales ou internationales ; celles-ci acquièrent des biens dont les investisseurs souhaitent retirer une rente, notamment locative, en s’adressant à une cible économique plus aisée, en particulier des couples citadins |16| pour lesquels il convient de procéder à une sorte d’embourgeoisement décalé des habitats en faisant apparaître ceux-ci comme « insolites », en les équipant d’installations estampillées pour le luxe et le bien-être, en créant une image romantico-bucolique de la nature et de la campagne environnante.
Si l’on peut considérer que l’engouement pour ces logements insolites provient en partie d’une volonté contemporaine d’habiter autrement nos espaces, notamment en rompant avec l’artificialisation urbaine pour renouer avec un environnement où davantage de place serait laissée à la faune et la flore – ce dont on pourrait se réjouir – force est néanmoins de constater que le modèle proposé par les différents projets illustrant cette tendance laisse à désirer, a minima. En capitalisant sur ces désirs de réintégrer la nature pour développer en nombre des hébergements touristiques avant tout pensés pour servir des intérêts privés et combler les attentes et les besoins des couches les plus favorisées de la population, les sociétés et les investisseurs à la base de ces projets participent à l’installation durable d’un différentiel entre une clientèle de passage aisée, qui habite peu les lieux mais les utilise beaucoup – que l’on pense seulement à la manière dont il aura fallu transformer le milieu pour proposer des installations capables de garantir le haut degré de confort de ces logements ou aux nuisances qu’elles occasionnent en bruits, en déchets, etc. – et des populations qui, elles, habitent les lieux, y sont ancrées durablement et pour qui les traits caractéristiques du paysage, l’accès aux espaces naturels, et le tissu social local revêtent une importance primordiale |17|.
De plus – et nous terminerons par là – en exportant ce désir de nature en dehors de la ville, on construit petit à petit l’idée d’un grand partage entre des zones rurales ayant pour fonction de servir d’exutoire aux citadins le temps d’une pause ressourçante, et des zones urbaines condamnées à l’étouffement et à la vie artificielle. De cette opposition, Henri Lefebvre disait pourtant déjà en 1967 :
« La revendication de la nature, le désir d’en jouir détournent du droit à la ville. Cette dernière revendication s’énonce indirectement, comme tendance à fuir la ville détériorée et non renouvelée, la vie urbaine aliénée avant “d’exister réellement”. Le besoin et le droit à la “nature” contrarient le droit à la ville sans parvenir à l’éluder » |18|.
On pourrait en effet être rapidement tenté de défendre un certain « droit à la ruralité » et à ses traits caractéristiques. C’est quelque part un des principaux arguments utilisés par les porteurs de projets. Mais c’est également là que réside le problème. Car on sent bien que ces projets ne peuvent que déboucher sur une visée utilitariste des zones naturelles et donc sur un succédané de la ruralité et de tous ses traits caractéristiques – l’authenticité, la convivialité, la simplicité que tout un chacun lui confère volontiers – alors même que ces traits, pour d’autres, représentent non pas une marchandise, mais un véritable ancrage dans un territoire et un tissu social, c’est–à-dire, in fine, comme disait Pierre Bourdieu, une « question de vie ou de mort ».