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L’arc-en-ciel au delà des villes

Le cas des prides rurales (enquête)

À travers son analyse relative aux Prides rurales en France, Messaline Jaumotte se propose de participer plus généralement au travail de documentation concernant l’histoire et le vécu des personnes LGBTQIA+ en milieu rural. Bien que les prides rurales dont elle nous parle se déroulent en France, les thèmes abordés dans son analyse – notamment la vie et la construction identitaire de ces personnes ainsi que les droits y afférant (le droit d’être qui on est, de conserver ses libertés au sein de la sphère publique, etc.) – évoquent des problématiques qui existent également sur le territoire belge.

Si on dit souvent que « l’air de la ville rend libre »* et qu’à ce titre, de nombreux auteur·ices gays, lesbiennes ou trans ont souvent décrit que l’émancipation était rendue possible grâce à l’anonymat et à la culture urbaine, les existences LGBTQIA+, ne se limitent pas aux grands centres habités : certains d’entre iels vivent à la campagne et désirent aussi célébrer et revendiquer cette identité dans les zones rurales où iels vivent en organisant des prides.

On apprend ainsi que les personnes LGBTQIA+ issues du milieu rural se construisent autour de deux identités : une identité LGBT et une identité « rurale » ; ces identités coexistent en elles et ne s’opposent pas nécessairement ; l’une influence l’autre et vice versa. Le regard urbain a souvent tendance à penser que les campagnes seraient moins inclusives et tolérantes à l’égard des personnes LGBTQIA+ que la ville. Pourtant, les personnes LGBTQIA+ issues de milieux ruraux ne semblent pas soutenir cette idée : elles pointent plutôt des différences de vécu liées à la taille réduite des « réseaux de sociabilité », à l’isolement, au manque d’identification possible et/ou à la tranquillité qui en découlent.

C’est pourquoi les personnes LGBTQIA+ issues de milieux ruraux, qui ont pu expérimenter des réseaux de soutien et de sociabilité lors de leur passage en ville, cherchent à installer ces mêmes dynamiques (qui leur manquent désormais) une fois qu’elles reviennent « à la campagne ». Ul [Messaline] observe ainsi un « aller-retour » permanent entre milieu rural et milieu urbain.

À travers la présentation de Tonya, une femme transgenre, nouvelle arrivée à Erezée qui vit « très bien son identité de genre en milieu rural », Messaline pointe aussi le changement qui s’est opéré ces dernières décennies : s’identifier, (se) nommer, (se) rencontrer peut désormais passer par internet, ce qui conduit à « diminuer » les particularités et « difficultés » liées au milieu rural vis-à-vis du milieu urbain. Cela vient renforcer l’idée selon laquelle « l’établissement urbain qui continuait de s’opposer à la campagne et aux établissements ruraux a éclaté ».

Partons à la rencontre de ces célébrations LGBTQIA+ en milieu rural – mais souvent en phase d’aller-retour avec la ville –, qui nous en disent beaucoup sur les perspectives d’émancipation individuelle possibles dans les campagnes wallonnes. N’oublions pas cependant que les discriminations à l’égard des personnes LGBTQIA+ ont encore cours, et ce – et c’est probablement l’apport le plus important de cette analyse – indistinctement du contexte, urbain ou rural.


Paris, New York ou Bruxelles, Lyon, Bristol ou Liège, il n’est plus aujourd’hui de grande ou même de moyenne ville qui ne se voit pas la scène d’une Pride, d’une marche des fiertés, qui ne consacre un espace-temps à la célébration des droits LGBTQIA+ |1| acquis, et à la revendication du respect et de l’extension de ces droits. J’aimerais donc, dans cet article, vous parler des Prides en milieu rural. Mais d’abord, c’est quoi au juste une Pride ?

PETIT RAPPEL HISTORIQUE

Retour sur les Prides LGBT

Posons d’abord les choses puisque, peu étudiée, archivée, ou encore enseignée, l’histoire LGBTQIA+ reste encore souvent méconnue.

Une masse de gens défilant dans les rues des villes avec des drapeaux arc-en-ciel, voilà sans doute l’image qui nourrit la représentation commune ; pourtant, cet événement est loin d’avoir commencé dans la gaieté et la couleur… Ces cortèges (aujourd’hui parfois synonymes de fêtes) sont nés de luttes violentes pour la reconnaissance de l’existence et des droits des minorités sexuelles et de genre. Tout commence en juin 1969, à New York, avec ce qu’on appelle depuis les émeutes de Stonewall, lesquelles s’engagent à partir d’un petit bar, le Stonewall Inn à Greenwich Village. À cette époque, les personnes gays, lesbiennes ou trans sont stigmatisées, la découverte de leur identité LGBTQIA+ peut les amener à perdre leur emploi, leur logement, voire leur famille, et le simple fait d’être homosexuel constitue une infraction pénale. La nuit du 28 juin 1969, les habitué·e·s du bar subissent une fois de plus un raid policier menant à des contrôles d’intimidation et des arrestations. C’est la goutte de trop ; les usager.e.s se rebellent et parviennent à renverser le rapport de force, des émeutes éclatent, la révolte se poursuit sur plusieurs jours et se transforme en manifestations régulières. Au sein du milieu, on s’accorde ainsi à penser que la commémoration de cet événement, un an après les faits, constitue la première Pride et que les émeutes de Stonewall doivent être considérées comme l’étincelle qui a lancé un mouvement pour la revendication de droits à destination de la communauté LGBTQIA+, c’est-à-dire l’ensemble des minorités sexuelles et de genre |2|.

Depuis lors, les Prides n’ont cessé de se multiplier pour visibiliser les difficultés rencontrées par les personnes LGBTQIA+ et réclamer un traitement égal en tous points aux personnes non-LGBTQIA+. Ces revendications se sont déclinées à travers les années ; elles recouvrent autant le mariage pour toustes que la reconnaissance et le jugement des actes spécifiques de violence à l’encontre des personnes LGBTQIA+, l’accès à la PMA pour les couples de même sexe, l’arrêt des mutilations des personnes (plus spécifiquement des enfants) intersexes ou encore la reconnaissance d’un genre non-binaire |3|, entre bien d’autres combats. Ces manifestations ont par ailleurs pris une importance toute particulière dès 1981 lorsqu’elles se sont concentrées sur la dénonciation de la mauvaise prise en charge et de la stigmatisation homophobe des personnes frappées par l’épidémie de VIH, dont les premiers touchés, dans leur écrasante majorité, étaient des hommes gays. Dans les années 80, la marche est alors devenue non seulement un lieu de revendication, mais également un moment de commémoration des personnes décédées des suites du VIH |4|. C’est à partir de l’ensemble de ces événements qui – et c’est important pour notre propos – ont émergé dans les villes, qu’il convient donc de réfléchir et de situer la Pride des campagnes.

Archivage : un manque de traces marqué dans les campagnes

L’archivage des existences LGBTQIA+ est assez récent – moins d’un siècle – puisqu’avant le mouvement des Prides, il était plutôt question d’invisibiliser une population stigmatisée |5|. En Belgique, le Fond Suzan Daniel, seule organisation entièrement dédiée à la conservation de cette histoire |6|, ne verra ainsi le jour à Gand qu’en 1996.

Ainsi, le colloque Mémoires Homosexuelles (27 septembre 2012, IHECS) témoignait déjà il y a douze ans de la difficulté de trouver des archives de l’histoire gaie. Le colloque Archi Lesbiennes (14-16 février 2024, ULB) a réitéré et renforcé ce constat concernant l’histoire lesbienne. Il est actuellement question de se dépêcher d’entendre la voix des femmes lesbiennes vieillissantes avant qu’elles ne quittent ce monde ; il est par ailleurs à noter que celles qu’on arrive à retrouver sont principalement des citadines. Or, si dans des grandes villes comme Bruxelles, on commence seulement à s’inquiéter d’enregistrer et de garder une trace des personnalités lesbiennes, puis des lesbiennes lambdas, il faut s’imaginer le peu de traces historiques que l’on conserve aujourd’hui des personnes LGBTQIA+ des campagnes. Des souvenirs individuels et épars doivent seulement subsister…

Si cet article ne peut remplir la tâche – importante et colossale – de rétablir une histoire des ruralités LGBTQIA+, j’essaie de participer un tant soi peu à ce travail en documentant en particulier ce moment singulier : l’apparition des Prides en dehors des villes. Bien entendu, les deux interviews sur lesquelles se base cet article ne sont pas suffisantes pour dépeindre avec précision une réalité complexe. À mon estime, ces témoignages réflexifs permettent cependant de percevoir et de prendre conscience d’une réalité nouvelle : les Prides et les mouvements LGBTQIA+, en provenance des espaces urbains, conquièrent désormais les zones rurales. Une recherche plus exhaustive permettrait de mettre en lumière ce phénomène tout en faisant avancer un travail d’archivage qui manque cruellement à la communauté LGBTQIA+.

J’ai personnellement repensé à ma grand-mère qui, à chaque fois que l’on rentrait dans le cimetière de son village, au moment de la Toussaint, me sortait son fameux : « Ah, le pédé du village », en désignant une tombe. S’ensuivait toujours mon petit discours expliquant qu’on ne dit plus ça désormais, que les mœurs ont changé, etc. Mais je n’avais jamais poussé plus loin la discussion.
J’ai donc demandé des éclaircissements lorsque je me suis mise à écrire cet article : qui se cache derrière ce « pédé » ? Comment était-il intégré à ce petit village à la frontière franco-belge ? À
quelle période y a-t-il habité ? Les réponses à mes questions n’ont été nourries que par de vagues souvenirs d’un voisin : « C’était l’homme d’un banquier qui travaillait à Bruxelles, le banquier
avait acheté une maison et venait le voir les week-ends, c’était un gentil homme ». Je n’ai pas eu davantage d’informations, si ce n’est la tombe où il a été enterré seul, à la fin du siècle dernier.
J’ai eu l’impression qu’on cachait son existence en campagne comme on aurait caché une maîtresse. Bref, ce petit extrait de vie, collecté comme on cueille une pâquerette, témoigne tout de même d’une trace d’existence gay en zone rurale.

PRIDES DES CAMPAGNES – FIERTÉS RURALES

À cette fin, j’ai interviewé deux personnes créateurices et organisateurices de Prides rurales, Antoine et Sylvie |7|. Plutôt qu’une comparaison, il s’agit davantage de faire dialoguer, au départ de l’expérience de ces personnes, deux types de Prides organisées au sein de la ruralité française : la Pride des campagnes, dans le département de la Lozère et Fiertés Rurales, la Pride du département de la Vienne. Ce dialogue me permettra non seulement de documenter les « Qui ? », « Comment ? », et « Pourquoi ? » de ces événements, mais aussi d’en tirer certaines réflexions sur le rap- port entre espace urbain et rural en rapport au milieu LGBTQIA+.

Qui se trouve derrière les fiertés rurales et la Pride de Lozère ?

Ces deux événements voient le jour en 2022 au sein de l’ainsi nommée « Diagonale du Vide » de l’Hexagone, soit la bande de territoire s’étendant de la Meuse aux Landes rassemblant la majeure partie des départements français aux plus faibles densités de population ; les campagnes, donc. Chacun de ces événements est construit sur un canevas similaire composé d’une marche, de discours, d’un village associatif et d’un moment festif mobilisant des artistes LGBTQIA+ pour le clôturer. Les Fiertés Rurales naissent à Chenevelles (445 hab.), à l’ouest d’Orléans. Depuis trois ans, elles rassemblent jusqu’à 1500 personnes qui y revendiquent leurs existences et leurs droits. La Pride de Lozère, quant à elle, se déroule à Mende (12 300 hab.), entre les Cévennes et l’Aubrac, et rassemble jusqu’à 300 personnes dans ce chef-lieu du département le moins peuplé de France. Bien qu’il existe donc des points de divergence entre ces deux Prides, leur démarche reste assez commune.
D’un côté, il y a Sylvie, qui représente la Pride de Lozère ; de l’autre, Antoine, qui représente quant à lui les Fiertés Rurales de Chenevelles. Les deux interviewés font partie de la communauté : Sylvie est une femme lesbienne ; Antoine, un homme gay. Iels ont la trentaine, ne sont pas racisés, sont tous deux cisgenres |8| et, bien qu’ils proviennent de milieux ruraux, ont chacun·e une histoire rattachée aux zones urbaines.

En effet, leur identité LGBTQIA+ semble s’être développée en grande partie en ville :

SYLVIE — « Ça a joué évidemment, ça a pris beaucoup de place. J’y ai rencontré le mouvement TPG |9|, c’est là que j’ai commencé à y être active. Tous les mouvements TPG, qu’on disait à l’époque, étaient très actifs à Toulouse, et c’était très important pour moi, oui. […] Avant mes 18 ans, avant Toulouse, non je n’avais pas de relation, je n’étais pas out |10| mais j’avais des questionnements ».

ANTOINE — « Ça a été une part de plus grande acceptation. J’ai fait mon coming-out |11| assez tard, fin lycée. Une période d’acceptation de soi-même, de pouvoir être qui on est, du moins d’avoir moins la pression du regard des autres, c’était aussi l’intérêt de la ville, l’anonymat dans cette masse de monde. On se pose peut-être un peu moins de questions. […] J’ai moins vécu une période de création d’identité en campagne. […] C’est un microcosme où tout le monde sait tout très rapidement et, quand tu n’es pas encore très sûr de qui tu es, c’est plus compliqué de s’affirmer ou de tester des trucs. La ville a ce côté anonyme que la campagne n’a pas. Si tu te teins les cheveux en rose personne ne va rien dire alors qu’à la campagne, même si ce n’est pas des reproches négatifs, en tout cas, ça va poser un questionnement et ça lancera des conversations alors que, tu n’[en] as pas forcément envie […] Ce n’est pas forcément le même parcours initiatique LGBT en zone rurale ou dans les centres urbains ».

Cette connexion à la ville est toujours bien présente. Antoine habite et travaille à Paris depuis qu’il s’y est installé vers dix-neuf ans pour réaliser ses études ; Sylvie, elle, a quitté sa campagne natale vers dix-huit ans pour rejoindre Toulouse où elle a vécu quatre à six ans, puis un an à Grenade et un an à Salamanque. Elle habite désormais en Lozère, une région dépeuplée dans le sud de la France. On constate dans l’extrait qui suit que la communauté rencontrée en ville reste importante pour elle :

S — « La première année [où j’habitais en Lozère] ça allait, après, je me suis dit que j’allais partir, je trouvais le temps long car je ne trouvais pas de communauté justement. À part que c’est la campagne, c’est dépeuplé, c’est un des départements les moins peuplés, y a vraiment personne, on est loin de toutes les villes : 2h30 de Montpellier, […] 3h de Lyon, 3h00 de Toulouse. C’est vraiment loin de la culture citadine et militante qu’on peut trouver à la ville. Vraiment je kiffe la Lozère, je ne peux pas rêver mieux que le job que j’ai, une asso |12| féministe, ça me passionne mais je ne suis pas entourée, j’ai aucune personne LGBT autour de moi. Si y a pas ça qui se développe, je resterais pas je pense ».

Antoine et Cyril, le président des Fiertés Rurales, travaillent et habitent toujours à Paris. Quant à Sylvie, si elle n’avait pas observé que ce genre d’initiative se développait en zone rurale et qu’elle n’avait pas réussi à trouver une communauté là-bas, elle serait très probablement retournée vers la ville. Indéniablement, l’espace urbain habite donc toujours ces personnes.

Quelque chose semble en effet manquer lors du retour à la campagne : une volonté de retrouver sa communauté, de faire communauté dans les zones rurales, d’avoir la même liberté qu’en ville, d’avoir les mêmes chances de pouvoir se sentir soi-même et d’être accepté, d’avoir la possibilité de fréquenter des lieux dans lesquels il est possible de rencontrer des amours et des amitiés qui se comprennent. Il est intéressant de s’attarder un peu plus en détail sur les identités et le parcours de ces deux personnes car ces éléments biographiques sont importants pour comprendre les raisons de la création et de la mise en œuvre de ces événements.

Pourquoi : Dans quels buts avoir créé ces prides ? À quels besoins répondent ces événements ?

On retrouve ici une réalité relativement commune, qui a motivé la mise en place de ces marches :

Du côté des Fiertés Rurales, il est à la fois question du besoin de représentation LGBTQIA+, c’est-à-dire de souligner l’existence, pour les personnes concernées ou non, de ces existences souvent méconnues, et de permettre aux personnes concernées d’accéder à des espaces où elles peuvent se retrouver ; il s’agit également de construire à travers ces événements un « vivre ensemble » où personnes LGBTQIA+ et non- LGBTQIA+ sont mélangées afin de faciliter une intégration des minorités sexuelles et de genre dans les espaces ruraux ; Antoine raconte :

A — « […] Une partie de ta construction personnelle passe par le partage des pairs. Les hétéros peuvent s’identifier beaucoup plus facilement et c’est pour ça que la communauté LGBT a ce besoin de se retrouver avec des personnes qui peuvent être des modèles, ou contre-modèles […] C’est parti de ça, de créer aussi cette représentation. Dans le groupe de potes à l’origine on est plusieurs à vivre à Paris mais on vient tous de zones rurales à l’origine. On s’est tous dit : “on n’a pas de lieu de représentation, de lieu pour se trouver, on n’a pas cette possibilité comme les Prides à Paris ou dans les grandes villes. On s’est dit ce n’est pas aux gens d’aller à la diversité mais à la diversité d’aller à la rencontre des gens” […] ».

Pour la Pride de Lozère, il est question de créer du lien social entre les personnes queers, de créer des espaces qui permettent à la communauté de se rencontrer, des espaces où les personnes LGBTQIA+ se sentent en sécurité ; il est également question de lutter contre les LGBTphobies, c’est-à-dire contre les discriminations, le rejet, le mépris ou la haine d’une personne en raison de son orientation sexuelle ou de son identité de genre. Sylvie évoque :

S — « [Le] lien social, [la] visibilité, créer une communauté, enfin la visibiliser, elle existe mais c’est dur de se rencontrer, y a pas d’endroit pour sensibiliser, identifié comme safe, même si on sait qu’il y a des lieux où on va pas se faire emmerder mais quand même. […] Moi, je donne très rarement la main dans la rue, je n’arrive pas à le faire car je connais quasi tout le monde, ça ne me met pas à l’aise, encore plus à la campagne. Ce jour-là, on pourra, on sera une masse critique […]. C’était vraiment une question de visibiliser les questions LGBT à la campagne, prendre l’espace, montrer qu’on est quand même beaucoup, passer un moment de fête, s’amuser, écouter du bon son, diffuser des artistes queers […] ».

Bien que leurs revendications ne soient pas formulées exactement de la même façon, pour l’un.e comme pour l’autre, le but est d’abord de créer du lien et de la visibilité intra- et intercommunautaire en vue de répondre à un besoin de sentiment de sécurité, d’inclusivité et de faire communauté. Ces revendications se déclinent cependant un peu différemment. Ainsi, les Fiertés Rurales s’attachent surtout à des arguments d’égalité, d’inclusivité et de vivre ensemble :

S — « Demander l’égalité, l’inclusivité, le pouvoir vivre ensemble, montrer qu’il n’y a pas de différence, montrer qu’on soit gay ou pas ça ne change pas grand-chose. […] Déjà le fait de tous vivre ensemble, danser ensemble c’est un message de lutte pour les droits LGBT ».

La Pride de Lozère porte, en sus de ces valeurs plus générales, des revendications qui se présentent explicitement comme féministes, queer et intersectionnelles :

S — « [O]n lutte pour les minorisé·es, l’inclusivité, on dénonce les violences à l’encontre de la communauté ».

Cette distinction peut se lire à l’aune d’une organisation progressive des mouvements de minorités sexuelles et de genre en deux pôles souvent opposés. Pour faire simple, on peut schématiquement décrire ces deux pôles comme suit : d’une part, un premier mouvement, dit LGBT ou LGBTQIA+, qui a historiquement alimenté et institutionnalisé ces luttes en s’appuyant sur un discours universaliste d’égalité en droits et d’acceptation dans la société existante ; d’autre part, un mouvement Queer ouvertement contestataire de l’ordre sociétal existant dans ses dimensions capitalistes, patriarcales, racistes et LGBTQIA-phobes, décriant généralement l’institutionnalisation du mouvement initial et la mainmise sur celui-ci d’une majorité d’hommes gay, cis, blancs et aisés. Cette opposition, bien qu’elle dissimule de nombreuses nuances, alliances et complexités |13|, est de plus en plus visible dans les milieux rassemblant minorités sexuelles et de genre et se voit donc, ici encore, déclinée au sein des Prides rurales françaises.

Comment est né le projet

Liens informels et institutionnels

Dans les deux cas, la naissance de l’événement semble prendre place dans des moments informels et mobiliser les réseaux de proximité de personnes implantées en zones rurales. Ainsi, concernant Sylvie, les prémices de l’organisation de la Pride ont vu le jour dans un bar :

S — « J’ai rencontré une personne, surtout, dans un bar associatif, ça se voyait qu’elle faisait partie de la commu |14| […] On a discuté et puis j’ai proposé qu’avec le planning [familial] et avec ce bar-là, qu’on fasse le premier event |15| LGBT. Puis on a monté une asso qui s’appelle Tapage, officialisée en 2022. C’est le planning qui a fait l’événement TPG puis la première Pride. La troisième Pride a été faite par l’asso Tapage ».

C’est le planning, un espace institutionnalisé dans lequel Sylvie travaille, qui leur a permis de lancer et de mettre sur pied le projet aussi rapidement :

S — « Vu qu’on est très lié au planning, ça nous accélère, ça nous visibilise et ça nous donne une crédibilité, de fait ça nous accélère dans notre parcours […] On est quatre personnes à l’origine de la création […] il y a beaucoup de porosité entre le planning et notre association. Mon envie d’aller plus vers les questions LGBT, on l’intègre déjà dans nos ateliers, dans nos entretiens, aller vers les questions d’orientation et d’identité de genre, mais c’était avoir des actions plus spécifiques, plus festives, plus visibles, c’est ça qui manquait pour plusieurs personnes ».

Pour Antoine, les débuts de l’événement trouvent plutôt leurs origines au fond d’une bouteille :

A — « On a un pote qui est président [des Fiertés Rurales] qui organise depuis une dizaine d’années des fêtes l’été dans sa maison de famille où il y a 85 % de LGBT. Le maire du village et Cyril [le président des Fiertés Rurales] sont gays aussi, bref ils se connaissent. Un soir, bourrés, c’est parti d’un pari, ils se sont dit : chiche ! On fait une Pride à Chenevelles où il y a 530 habitants. C’est parti d’un délire de gens sous l’emprise de l’alcool, disons ça. Sauf qu’en fait, oui, il y a peut-être besoin de ça. En fait, c’est une bonne idée et pas qu’une idée de mecs bourrés. Et donc on a organisé la première édition il y a deux ans, l’an dernier on était à peu près 3000 personnes, ce qui est énorme pour la taille du village ».

En sus de l’appui institutionnel, présent dans les deux cas, on constate dans ce cas également l’importance des liens interpersonnels, via l’amitié avec le maire, c’est-à-dire une personne capable de mobiliser un réseau et qui a permis la réalisation du projet.

Au départ, il y a donc la rencontre de plusieurs individus qui ont une envie commune et qui bénéficient d’une certaine implantation dans le réseau local où les liens personnels et institutionnels sont entremêlés. Mais le point le plus important n’est peut-être pas là : dans tous les cas, il semble que ce soit une expérience, une identité, une visibilité LGBTQIA+ découverte et vécue d’abord en ville que des personnes souhaitent décliner en zone rurale afin d’y trouver un espace d’existence. À l’origine des Prides à la campagne, on trouve en effet des personnes qui souhaitent vivre, partager et entretenir au sein d’espaces ruraux une expérience acquise préalablement dans les zones urbaines. On remarque du reste qu’un certain nombre de compétences et de ressources nécessaires à la mise en œuvre de ce type de projets – même si elles diffèrent d’une Pride à l’autre – sont des compétences urbaines, des compétences qui sont acquises dans les villes et proviennent des zones urbaines.

Une importation de moyens urbains

Organiser le développement d’une communauté dans les espaces ruraux nécessite donc en grande partie la mobilisation d’un réseau et de compétences acquises en ville. Pourtant, comme en témoigne Antoine, il semblerait que cela ne soit pas perçu de la sorte :

A — « Le président a sa maison de famille qui est là, il a grandi là-bas. Il y a des personnes qui habitent à trente minutes en voiture, des personnes qui vivent sur place à l’année, puis nous on y va assez régulièrement pour continuer à construire le lien avec les habitants locaux. C’est important pour ne pas passer pour les urbains qui viennent imposer leur truc. C’est vraiment de la co-construction. ».

Ce souci de « ne pas passer pour les urbains qui viennent imposer leur truc » dénote bien qu’un risque est perçu et qu’il y a, sans doute, en quelque sorte, une conscience que des valeurs, des pratiques, des imaginaires, d’abord urbains, sont importés dans un milieu que l’on perçoit comme différent, comme autre, la ruralité. Ainsi, Antoine ajoute :

A — « On n’a pas de structure en local, on répond aux questions via les réseaux sociaux et on n’a pas non plus la volonté de surpasser les associations qui sont implantées comme Le Refuge |16|, comme l’Inter-LGBT |17|, on se voit plus comme un metteur en lumière de ces associations-là et d’être un relais dans les zones rurales. C’est pour ça qu’il y a une partie village des associations, on n’a pas de stand à proprement parler. On peut rencontrer les habitants de tous les bassins. On est plus là comme un catalyseur que pour s’imposer ou être la seule association de référence. »

Ainsi, Fiertés Rurales constitue un relais, un projecteur pour d’autres associations LGBTQIA+ développées dans des espaces urbains. Pourrait-on parler ici d’importation des moyens urbains ? Ce n’est pas que le besoin n’était pas là avant – un besoin et une demande préalable existent manifestement et le nombre de participant.e.s à ces événements en est un bon indicateur – mais sans cette initiative, peu de moyens semblaient exister pour y répondre.

Du côté de Sylvie, cette volonté d’importer des connaissances acquises en ville dans une zone rurale, de créer du lien et de la proximité entre ces espaces et de faire accéder la ruralité à des moyens qui existent déjà dans les centres urbains, apparaît très clairement dans son propos :

S « [Il s’agit] d’inviter les assos de la région et du département ; y a pas grand-chose mais quand même […] puis c’est d’inviter des gens des assos de la ville, des assos de Montpellier qui viennent, on est contentes, de Toulouse, d’Aveyron, de Nîmes,… c’est un moment cool pour ça, pour créer du lien, ça nous a permis de créer un réseau régional assez fort pour les dépistages, pour les transitions, pour plein de trucs, pour la solidarité, pour plein de choses ; les Prides rurales c’est chouette pour ça. Puis ça nous rapproche de la ville et c’est chouette aussi, y a des assos […]. Nous ce qui nous intéresse c’est de faire venir des assos d’ailleurs et que les gens de Lozère amènent des docs différents, une façon de penser différente, une prévention autre, des assos communautaires aussi qui n’existent pas […] le bouche à oreille, les réseaux militants que je me suis faits à Toulouse, en Aveyron, nos réseaux militants à la ville qui nous permettent de nous organiser à la campagne ».

On le voit, il est question de créer un réseau connecté aux espaces urbains et principalement irrigué par ceux-ci pour permettre aux personnes LGBTQIA+ des zones rurales de bénéficier des mêmes avantages que ceux qui existent déjà en zones urbaines : documentation, préven- tion, dépistage, accompagnements des transitions de genre, etc. Plus fondamentalement encore, il est aussi question d’importer une « façon de penser différente ». S’agit-il d’un rapport au monde propre aux espaces urbains que ces personnes veulent désormais voir s’inscrire en zones rurales ?

ENTRE RURAL ET URBAIN

Laisser à la ville ce que l’on n’aime pas ?

Manifestement, dans le cas de ces initiatives, ces espaces se recouvrent et ont des frontières poreuses. D’après les entretiens, les personnes semblent importer de la ville certains aspects qu’elles affectionnent ; et elles y laisser ce qu’elles n’aiment pas. Antoine évoque ainsi :

A — « Tu sens que ça a un impact et que les gens avaient besoin de ça, et que les gens en zones rurales ne se sentent pas représentés dans des grandes Prides comme à Paris, très politisées, et cherchent un truc plus authentique qu’on essaye d’apporter. […] Tu prends la dernière Pride de Paris, l’année dernière, qui était extrêmement politisée voire trop militante. Nous, notre point de vue c’est que t’as pas une communauté LGBT mais des communautés LGBT. […] On essaye de pas être dans un entre-soi mais d’être dans une construction positive, des fois avec un compromis, et ne pas avoir un message aussi militant que certains ou que certaines aimeraient qu’on porte, on n’est pas là pour se mettre en opposition avec les hétéros par exemple. On veut une égalité sur les différents aspects, ça passe par parler avec des ministres qui ne sont pas forcément de nos sensibilités politiques, parler aux gens, parler à tous pour pouvoir construire un truc et pas être sur une opposition et un rejet immédiat. »

Sylvie dépeint une situation plus ambiguë :

S — « Ce qui est important ce sont les enjeux avec l’État, la mairie, je me dis qu’il y a moins de friction dans les grandes villes. Nous, avec la mairie on marche sur les œufs, on a l’adjointe […] qui est [proche de la] Manif pour Tous |18| […]. La préfecture ce sont des gens qu’on connait très bien car quand t’es une association sur les questions de santé et de discrimination, tu vas être en lien avec ces instances-là. En ville, c’est beaucoup plus partialisé, diffus, nous on est en lien direct, on se téléphone, c’est des enjeux délicats, on vit des LGBTphobies de la préfecture. […] On n’a aucun sponsor, on n’a aucune légitimité ».

Ces extraits mettent en valeur des différences quant aux qualités qui sont trouvées par ces organisateurices dans les campagnes, mis en opposition aux villes ; mais on constate une même attitude de laisser à la ville des choses jugées négatives, ou moins intéressantes. D’un côté, Sylvie affirme que la Pride de Lozère est différente des événements citadins car elle ne dispose pas de sponsor, et de peu d’appuis des institutions publiques. C’est, pour elle, une circonstance organisationnelle difficile, mais un atout pour éviter l’institutionnalisation et l’évincement du militantisme qu’elle perçoit dans beaucoup d’initiatives urbaines. La situation est inverse pour Antoine qui travaille étroitement avec la sécurité nationale, avec le maire, qui est à l’origine du projet, et dont l’événement est sponsorisé par plusieurs partenaires privés importants tels que Carrefour ou Airbnb. Pour Antoine, les Fiertés Rurales ne sont pas citadines car, précisément, moins ouvertement militantes et, à son sens, excluantes pour les communautés rurales, soit un discours sensiblement inverse à celui de Sylvie.

Est-il alors question de laisser à la ville ce qu’on ne veut pas voir à la campagne ? Dans tous les cas, les personnes créent une Pride qui fait écho à leur vécu, leur identité, leurs valeurs, sur base de leur expérience acquise et de leur réseau, et dans une relative opposition aux aspects les moins appréciés de leur expérience urbaine.

Personnes LGBTQIA+ à la campagne : déconstruire les clichés

Du point de vue d’Antoine, la campagne serait ainsi même plus inclusive que la ville :

A — « Il y a une sorte de bienveillance qui mériterait à être plus connue et reconnue. […] je pense que la ruralité est beaucoup plus inclusive que ce qu’on veut croire et que les zones urbaines sont moins inclusives que ce qu’on croit. […] La ruralité peut être beaucoup plus inclusive parce qu’ils sont obligés de tous vivre ensemble, le nombre de personnes est limité. Il y a des embrouilles avec tout le monde, y’a pas plus de problèmes avec un LGBT qu’un voleur de poule ».

Sylvie, elle, remarque la constance d’une absence d’inclusivité, tant à la ville qu’à la campagne :

S — « Il y a un cliché du regard urbain sur le regard rural qui dit qu’en ruralité, il y a des gens qui n’ont jamais réfléchi à ça. Moi je dis qu’il y a autant de gens qui n’ont pas réfléchi à la question de l’inclusivité à la ville qu’à la campagne mais vu qu’on est beaucoup moins c’est beaucoup plus difficile de trouver des espaces queers et inclusifs, mais je pense pas du tout qu’il y ait plus de LGBTphobies à la ville qu’à la campagne, pas du tout. […] Si on prend les personnes en dehors de la communauté, elles ne sont pas moins inclusives, celles en campagne, que celles qui ne font pas partie de la communauté à la ville. On dit : “Ouais les rustres de la campagne, les agriculteurs ». Alors, oui, y a des agriculteurs homophobes, [mais] y’a des cadres sup’ aussi.” »

Dans les deux cas, l’idée demeure de changer la perception qu’ont les citadins des personnes LGBTQIA+ des campagnes. Il s’y agit, fondamentalement :

S — « de détourner les clichés car on va s’imaginer qu’on est avec nos tracteurs, nos râteaux, et on est des rustres, enfin je ne sais pas, y’a tout un mythe des LGBT à la campagne, c’est pour détourner ça. On peut aussi ressembler à des gens de la ville, avec une identité un peu différente, bien sûr ».

Sylvie relève cependant les difficultés spécifiques que peut représenter l’isolement des personnes LGBTQIA+ en zones rurales. Pour elle, les campagnes peuvent être parfois plus violentes non pas en lien à une mentalité rurale en soi, mais plutôt suite à une sorte de double peine qui suit les agressions :

S — « […] évidemment, quand on vit un acte violent à la campagne, c’est hyper violent car la communauté est moins présente après pour en parler, on est moins nombreux, nombreuses, donc la riposte est plus difficile […] Tu te sens quand même vachement seul. Si tu veux pécho, c’est pas facile. Et moi franchement, ça faisait partie de mes buts de créer des lieux pour faire des rencontres amicales, amoureuses. Il y a une solitude, on peut vraiment, être vraiment seul. Que les gens puissent se rencontrer, tomber amoureux, faire des amitiés ».

Des spécificités rurales

Il ne s’agirait donc pas d’égaliser complètement la campagne et la ville : les zones rurales conservent leurs particularités. Les associations semblent ainsi les préférer car elles possèdent leur temporalité propre, on y aurait plus le temps, et l’information circulerait mieux, d’après Sylvie :

S — « […] quand ils [les membres des associations] viennent chez nous ils sont trop contents. Les visions de nos Prides c’est trop cool pour eux, ce n’est pas commercial, on peut discuter avec les gens, on peut prendre le temps de faire de la vrai prev |19|. Ils préfèrent venir à nos Prides, du moins c’est ce qu’ils disent. »

Tous deux partagent également la lecture d’une ruralité faite d’une grande interconnaissance, comme la décrit Sylvie :

S — « C’est la campagne, le réseau est serré, tout le monde se connaît […] c’est dur de parler de hasard en Lozère, on ne se rend pas compte : y’a des gens qui disent habiter en campagne mais ça n’a rien à voir, en Lozère on est vraiment peu. C’est rare d’aller dans un bar, déjà il faut trouver un bar, et de voir des personnes que tu ne connais pas, moi ça ne m’est jamais arrivé alors que ça fait quatre ans que j’habite ici. Moi j’ai rencontré l’autre personne de l’orga dans un bar associatif, parce que oui, déjà, c’est le seul bar associatif […] Le planning c’est la seul asso féministe du département […] ».

Antoine relève quant à lui, en opposition à une tendance urbaine aux apparences et à la complexification des discours, une certaine attitude de simplicité et d’authenticité des personnes rurales :

A — « Vu qu’il y a moins de monde, l’échange est presque obligatoire. Il y a un côté “bon sens paysan” qui permet cet échange-là, sans aucun a priori, sans aucun jugement. […] on a ce côté bonne franquette. […] c’est authentique ».

Peu habituées à la rencontre de ce type de différences, et peu informées sur les milieux LGBTQIA+, ces personnes et cette attitude pousseraient alors, selon lui, à une adaptation des pratiques militantes plus ouvertes, claires et accessibles, en faire « un truc qui soit entendable pour tous ».

Si les zones rurales gardent donc tout de même leurs particularités à bien des égards – notamment dans le rapport au temps et à l’interconnaissance – iels s’accordent toustes à dire que les mentalités ne diffèrent pas tant que cela avec les zones urbaines : les campagnes ne se prêtent pas moins à accueillir la communauté LGBTQIA+/queer.

ET EN BELGIQUE ? LE CAS DE TONYA

S’il n’y a pas (encore ?) de Pride rurale en Belgique, les existences LGBTQIA+ ne sont pas moins présentes dans nos campagnes, aussi différentes soient-elle de leurs équivalentes françaises. Pour ramener le sujet en notre région, j’ai donc rencontré Tonya, une femme transgenre qui a posté il y a peu un message sur le site de la commune d’Érezée, où elle vient d’emménager avec sa famille. Tonya vit très bien son identité de genre en milieu rural ; dans la même veine qu’Antoine, elle pense même que cet environnement est plus accueillant que les centres urbains :

TONYA — « Je trouve que c’est un endroit accueillant, peut-être même plus accueillant que la ville. Maintenant je parle de mon expérience personnelle. En ville, on a l’impression qu’ils vont mourir demain, qu’ils jouent leur vie en allant faire leurs courses aux actions, en campagne ils sont plus cools. On a la mentalité des vaches, on vit plus cool, plus détendu, moins de pression, moins de gens, tu risques de moins croiser des regards négatifs. […] Tu as moins de risque de tomber sur des gens qui vont mal te regarder, parce qu’ils sont moins… Le risque ? Les gens [personnes LGBTQIA+] ont peut-être plus peur de dire qui ils sont et le fait qu’on soit moins nombreux ».

Tonya évoque ici le manque d’information chez les personnes en dehors de la communauté LGTBQIA+ mais également à l’intérieur de la communauté :

T — « Aucune zone n’est assez informée, ni rurale, ni autre. Pour les gens, on est des extraterrestres parce que les gens ne savent pas, ils me confondent avec des travestis. Il faut informer, par la TV, dans les écoles. Je pense qu’on est mal informé […] même nous, quand j’ai commencé mon parcours j’ai appris plein de choses. Avant, [la différence entre] transgenre et transsexuelle, je l’ai appris après, je pensais que transgenre c’était quelqu’un qui avait encore son sexe masculin et transsexuelle qui avait déjà eu l’opération. C’est l’endocrinologue qui m’a appris ».

Tonya témoigne du manque de présence d’une communauté physique, bien que les réseaux sociaux aident. Elle y a une forte présence et a créé un groupe d’échanges virtuels, « Entraide et Soutien aux personnes transgenres (pays francophones) LGBT ». Celui-ci permet à des personnes transgenres, en réflexion, ou à leur famille, d’échanger. C’est un espace de soutien à distance : « J’ai besoin de partager et de voir que certaines personnes se rapprochent, ça me fait du bien ». Tonya a également écrit un livre et a le projet de créer un groupe permettant aux personnes transgenres de se rencontrer et d’informer les gens par les écoles, les réseaux, la TV… À travers ses actions, elle a la volonté de visibiliser les personnes LGBTQIA+ dans ces lieux ruraux, et de les soutenir.

Tonya se dit également pour la création d’une Pride rurale dans nos campagnes belges, elle y participerait et s’impliquerait si l’idée venait à voir le jour en cherchant à :

T — « Faire une Pride accessible aux Ardennais, montrer qui je suis sans s’adapter, une Pride “on n’est pas là pour s’adapter aux autres”, montrer qui on est, parler, faire la fête. Libérer des personnes en campagnes, qui se sentent seules et ouvrir encore plus les esprits des gens qui y sont en montrant qu’on est des belles personnes avec de la bienveillance ».

Comme en France, et malgré toutes les différences entre nos deux pays, on relève donc ici, de nouveau, les traces d’un sentiment de manque d’une communauté, d’espace où les personnes LGBTQIA+ peuvent se rencontrer et s’informer en zones rurales. Cet échange témoigne d’un terreau fertile pour voir des Prides rurales éclore, un jour, en Wallonie.

CONCLUSION

Le goût de l’urbain, pour les personnes LGBTQIA+ vivant en campagne, semble donc malgré tout persistant. Les interviewé·es semblent ainsi tenter de s’extraire des villes sans pour autant parvenir à s’en couper ; iels restent en contact et perpétuent des comportements acquis en zones urbaines dans l’espace rural. Plus encore, par souci de confort, de sécurité, voire de survie, on constate une sorte d’importation des mentalités et pratiques urbaines LGBTQIA+ dans les espaces ruraux, notamment dans une volonté de permettre aux personnes sur place de bénéficier des outils, de modes de vie et de soutiens développés en zones urbaines, que ce soit par les Prides ou les réseaux sociaux, notamment.

Certaines personnes témoignent ainsi d’une volonté de retourner habiter plus près de la nature, dans des zones rurales, qui ouvrent la possibilité d’un autre avenir, avec un autre rapport au temps et à l’espace ; ces personnes LGBTQIA+ qui retournent à la campagne cherchent alors à dynamiser les échanges et tentent de faire pousser quelques-unes des graines qui ont germées en zone urbaine ; partant, ils font naître de nouvelles réflexions et pratiques de la néo-ruralité |20|.

Au fond, ce travail rejoint donc l’analyse de Françoise Choay qui considérait déjà en 1990 que la frontière entre zone rurale et zone urbaine était désormais bien floue : « L’établissement urbain qui continuait de s’opposer encore à la campagne et aux établissements ruraux a éclaté. Fragmentée et disséminée, la ville est désormais partout et nulle part » |21|.

S’agirait-il alors ici de constater une sorte d’extension du « droit à la ville », cette idée avancée autrefois par Henri Lefebvre ? J’ai l’impression que mes informateurices témoignent d’une volonté d’étendre ce droit à la ville dans les espaces ruraux : le droit d’être qui on est, de conserver ses libertés, un certain confort de vie. Il y a, dans ces Prides rurales, et dans ce retour queer aux campagnes, comme une extension de cette revendication fondamentalement urbaine. Celle-ci témoigne tant de cet effritement des frontières entre espaces ruraux et espaces urbains que de l’installation, dans des contextes ruraux, de l’idée que l’espace tant public que privé devrait être accessible, démocratique et inclusif, en témoigne la volonté des Prides rurales de faire valoir les droits des personnes LGBTQIA+ dans ces zones, dans ces termes exacts d’accessibilité et d’inclusivité. Si l’on souscrit à cette hypothèse, encore faut-il alors rappeler que Henry Lefebvre, de même que Thierry Paquot encore en 2009, relevaient que cette revendication en est parfois devenue « si imprécis[e] que chacun peut y mettre ce qu’il désire. Finalement, ce “droit à la ville” est une exigence de beauté urbaine, de confort urbain, de bien-être environnemental, articulée à une demande forte en démocratie participative, en autogestion locale » |22|. Ainsi, la ruralité est-elle en train de se queeriser, ou cela n’est-il que l’aboutissement logique de son passage dans le règne global de l’urbain ?

Cette analyse a été initialement publiée dans la revue Dérivations et est téléchargeable via l’encadré ci-dessus.

|1| Lesbienne-Gay-Bisexuel-Transgenre-Queer-Intersexe-Asexuel et plus.

|2| Carter, D., Stonewall : The Riots That Sparked the Gay Revolution, St. Martin’s Press, 2004, 336 pages.

|3| C’est-à-dire qui n’appartient ni à la catégorie homme ou femme.

|4| Mirko D. Grmek, Histoire du SIDA. Début et origine d’une pandémie actuelle, Paris, Payot, 1989, compte rendu de Michaël Pollak, in Annales. Histoire, Sciences sociales, 1989, 44e année, n° 6, p. 1521-1523.

|5| Idier, A., Archives des mouvements LGBT+ : Une histoire de luttes de 1890 à nos jours, Textuel, 2018, 260 pages.

|6| Notons que quelques initiatives locales, souvent méconnues et limitées, existent toutefois également, à l’instar du fond Alliage de l’Institut d’Histoire Ouvrière, Économique et Sociale (Liège).

|7| Nom d’emprunt.

|8| C’est-à-dire que leur identité de genre actuelle correspond à l’identité de genre qui leur a été assignée à la naissance, par opposition aux parcours des personnes transgenres.

|9| TPG : TransPédéGouine – sorte d’équivalent francophone du mouvement queer anglophone.

|10| Ne pas être out : Son identité LGBTQIA+/QUEER n’était pas dévoilée.

|11| Coming-out : le fait de dévoiler son identité LGBTQIA+/QUEER.

|12| Asso : association.

|13| À ce sujet, voir notamment Kosbie, J., « Beyond Queer VS LGBT. Discursive community and Marriage Mobilization in Massachussets » in Bernstein M., Taylor V. (dir.), The Marrying Kind ? Debating Same-Sex Marriage within the Lesbien and Gay Community, University of Minnesota Press, 2013, 384 pages.

|14| Commu : communauté.

|15| Event : événement.

|16| Le refuge est une fondation qui vise à protéger les jeunes LGBT, située à Montpellier : https://le-refuge.org/, consulté le 28/02/24.

|17| L’Inter-LGBT est une inter-associative qui vise à lutter contre les discriminations fondées sur les mœurs, l’orientation ou l’identité de genre, dans le cadre de la promotion des droits humains et des libertés fondamentales, située à Paris : https://www.inter-lgbt.org/, consulté le 28/02/24.

|18| La « Manif pour tous », depuis devenue « Le Syndicat de la Famille » est un important mouvement conservateur lancé en novembre 2012 en France en opposition à la pro- position de loi « Taubira » ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de personnes de même sexe. Elle est encore aujourd’hui souvent convoquée dans les discours pour considérer des personnalités et/ou positions LGBTQIA-phobes, en lien à leur participation à ce mouvement.

|19| Prev : prévention.

|20| Desmares-Poirrier, C., L’Exode urbain. Manifeste pour une ruralité positive, Mens : Éditions Terre Vivante, 2020, 112 pages.

|21| Choay, F., « La ville invivable », Le Débat, vol. 60, n° 3, 1990, p. 278.

|22| Paquot, T., « Redécouvrir Henri Lefebvre », Rue Descartes, vol. 63, n° 1, 2009, p. 14.

Cette publication est éditée grâce au soutien du ministère de la culture, secteur de l'Education permanente

* Proverbe allemand du XVe siècle très souvent repris dans la littérature.

 

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